Chronique médicale Vendée-Globe 5e

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CATAMARAN
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Chronique médicale Vendée-Globe 5e
sujet n°116238

Paupières d’oreilles
Le front chaud arrive, comme prévu. Le vent monte, la houle se creuse, rien de plus normal. Il faut réduire, maintenant. Un ris dans la grand-voile. Larguer la drisse, reprendre la bosse, bloqueurs à portée de main. Avec les automatismes acquis au fil des milles, la manœuvre se déroule sans anicroche. Regard rapide sur le ciel gris, les nuages bas. Là-bas, au loin derrière une vague, une tâche blanche, fugace. Un oiseau. Effleurant l’eau du bout de ses ailes, il disparait dans les creux, jaillit au-dessus des crêtes, plane sans effort. C’est un albatros. Le symbole des latitudes Sud est là, le décor est en place. Ne reste plus qu’à entrer en scène et à jouer le spectacle.
Glissant comme une planche de surf sur la pente de la vague, le bateau accélère. Petit coup de barre du pilote. Parfait, il contrôle bien la trajectoire. Rien d’autre à faire que surveiller. Alors vite à l’intérieur, à l’abri. Trop froid, trop humide pour rester dehors. Accélération à plus de 20 nœuds. Le sifflement de la quille grimpe dans les octaves, accompagné du son plus grave des safrans et des vibratos de la dérive. Les haubans jouent les basses, les chocs donnent le rythme, un peu heurté. Voici l’orchestre des 40e et ses premiers morceaux, façon Hard Rock.
Il faut vivre dans ce bruit permanent. Jour après jour, il use, stresse, sape la vigilance et la concentration. Imaginez les trépidations du bateau qui rebondit sur les vagues, les ondes de choc violentes, imprévisibles. Les sons vous secouent, vous pénètrent, vous taraudent, se répercutent jusqu’aux tréfonds du corps. Ils sont amplifiés par la rigidité de la coque en carbone qui joue les caisses de résonance. Parfois les déflagrations dépassent 120 décibels. 120 décibels, c’est le bruit tout à côté d’un marteau-piqueur ou d’un Airbus au décollage. Insupportable.
Sans ces chocs, les bruits moyens frisent 90 décibels, à la limite de la nocivité. Les plus intenses se situent dans les basses fréquences, les plus agressives pour la perception auditive. Ce sont les bruits des foils ou des dérives, de l’eau frottant contre la coque ou encore du moteur en marche. En vrais parasites, ils masquent les bruits de fréquences plus élevées souvent plus significatifs. Néfastes et usants, ces sons graves et incessants exigent un effort d’attention pour y démasquer les informations utiles. Ils accentuent l’altération de la vigilance, diminuent les performances et la clairvoyance avec, à terme, des erreurs de stratégie ou des dangers mal perçus.
C’est dans cette ambiance qu’il faut tenter de récupérer. Au-delà des difficultés d’endormissement, le bruit altère les phases de sommeil profond et de rêves. Il faut absolument se soustraire à cette agression auditive pour retrouver un sommeil de qualité et tenir la cadence pendant 3 mois. La solution physiologique : fondre ces bruits dans l’espace sonore environnant et les oublier, comme on oublie le ronronnement du moteur en conduisant. Mais pendant le sommeil, le cerveau continue à les entendre même si on ne les écoute pas. Il les enregistre et les analyse en permanence. Si un bruit nouveau ou une sonorité différente apparaissent, l’inconscient toujours en alerte, déclenche un éveil immédiat.
Moralité : En mer, que l’on dorme d’un œil ou sur ses deux oreilles, l’esprit est toujours en éveil.
C’est la fin du surf. L’étrave percute le fond de la vague. Coup de frein. Avec l’inertie, la coque s’enfonce sous des tonnes d’eau verte qui déferlent sur le pont comme un rouleau sur une plage. Le torrent cogne et rebondit sur les haubans et l’accastillage avant de finir en cataractes dans le cockpit. Malgré le peu de lumière, les fines gouttelettes en suspension s’irisent en arcs en ciel, seules tâches de couleurs éphémères dans cet univers uniforme.
De l’intérieur, on ne voit pas le spectacle, mais on l’entend. Le fracas de l’eau qui s’écoule donne une idée du volume de liquide qui passe là-haut, par-dessus la cabine.
La capacité à dormir sereinement dans cet univers de bruits se cultive au fil des courses. La performance est unique. Aucune autre discipline sportive n’implique de bien gérer son sommeil pour réussir une compétition.  Ici, c’est une force essentielle et ces marins doivent devenir des « dormeurs de haut-niveau » pour espérer gagner.
Mais la technologie moderne y aide désormais. Ainsi les casques à réduction de bruit active disposent d’un ou plusieurs micros qui captent le bruit ambiant. Le dispositif électronique intégré mesure, compare et traite en permanence ces sons pour les recréer en fréquences opposées afin d’annuler les premières. En supprimant ainsi les sons graves, on améliore l’écoute d’autres bruits, plus informatifs. Rien à voir avec les bouchons d’oreille classiques qui isolent de tout. Trop dangereux.
Un surf de nouveau, la descente de vague est un peu plus sauvage mais le pilote anticipe. Après cette longue diagonale Atlantique, vous êtes maintenant en symbiose totale avec le bateau. Vous percevez chaque bruit, les plus imperceptibles au milieu des plus violents. Cette machine flottante high-tech est devenue votre compagne familière, vous connaissez son langage, ses mots. Certains voiliers ne vous parlent pas ou sont incompréhensibles. Il faut s’en méfier. Ceux-là sont des vicieux, capables de vous envoyer au tapis sans vous prévenir.
Mais aujourd’hui, dans cette ambiance Grand Sud, vous aimeriez un moment de répit, de silence apaisant, histoire de se déconnecter pour se ressourcer, ne serait-ce que quelques minutes. Alors mains collées sur les oreilles, vous fermez les yeux. Le rideau noir des paupières vous isole, mais le bruit, même atténué, vous assaille. Pourquoi l’évolution n’a pas prévu les paupières d’oreilles  ?
 

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VOYAGE 12.50
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réponse n°269527

Pourquoi l’évolution n’a pas prévu les paupières d’oreilles  ?

Merci pour la qualité technique et le soucis du détail...  C'est vrai  que les paupières d'oreilles manquent... ne serait ce que pour se permettre "un clin d'oreille"

Ca aurait de la gueule non ???wink

Michel à Riposto

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réponse n°269532

Tres bonne et fidele  description de l'ambiance a bord de ces bateaux.

Merci doc.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Plan Erik Lerouge 40 pieds (Catamaran)
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réponse n°269574

Merci encore pour cette excellente chronique !

Une expression m'a particulièrement enchanté, celle de '' dormeur de haut niveau ''.

En effet on imagine facilement que les multicompétences des marins du Vendée Globe peuvent s'acquérir par de l'entrainement, des formations, une pratique intense, qui permettent à ces Décathloniens de notre sport, d'être au top en réglages, mécanique, électronique, voilerie, météo, secourisme, composite etc.

Mais s'entraîner à dormir pour attteindre le haut niveau dans cette discipline indispensable, c'est moins courant comme notion !

Lorsque, il ya bien longtemps et modestement, j'ai régaté en solo, pour résoudre ce probléme, j'étais passé par la Sofrologie et avec des techniques d'autorelaxation, j'étais capable de m'endormir en quelques petites minutes. De même en période de stress intense, la respiration Zen me faisait redesecendre les pulsations cardiaques de 20 à 30 unités par minutes....

 

Connaissez vous les techniques actuellement utilisées par les coureurs pour s'entraîner à dormir et se relaxer, si ils en ont ?  Ou sont ils naturellement hypercool ??

 

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CATAMARAN
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réponse n°269575
Didierc a écrit :

Merci encore pour cette excellente chronique !

Une expression m'a particulièrement enchanté, celle de '' dormeur de haut niveau ''.

En effet on imagine facilement que les multicompétences des marins du Vendée Globe peuvent s'acquérir par de l'entrainement, des formations, une pratique intense, qui permettent à ces Décathloniens de notre sport, d'être au top en réglages, mécanique, électronique, voilerie, météo, secourisme, composite etc.

Mais s'entraîner à dormir pour attteindre le haut niveau dans cette discipline indispensable, c'est moins courant comme notion !

Lorsque, il ya bien longtemps et modestement, j'ai régaté en solo, pour résoudre ce probléme, j'étais passé par la Sofrologie et avec des techniques d'autorelaxation, j'étais capable de m'endormir en quelques petites minutes. De même en période de stress intense, la respiration Zen me faisait redesecendre les pulsations cardiaques de 20 à 30 unités par minutes....

 

Connaissez vous les techniques actuellement utilisées par les coureurs pour s'entraîner à dormir et se relaxer, si ils en ont ?  Ou sont ils naturellement hypercool ??

 

Bonjour

Je pense qu'avant tout, ils ont une certaine sérénité, un fatalisme mais certainement pas une inconscience face au risque  de dormir, même quelques dizaines de minutes quand le bateau est lancé à plus de 20 noeuds. Les systèmes comme l'AIS ont contribué à renforcer cette sérénité, même si on sait que ces systèmes ne sont pas la panacée. Pour l'anecdocte, beaucoup dorment les pieds en avant, pour ne pas se cogner la tête en cas de choc...      Les systèmes anti-bruits qui, tout en atténuant les bruits,  émettent une musique relaxante, musique qui peut être ritualisée pour devenir un facteur déclenchant du sommeil. En préparation, beaucoup remplissent ce qu'on appelle "un agenda du sommeil" où ils notent les moments ou ils ont un coup de fatigue, un coup de barre. C'est souvent un moment propice pour aller dormir. Ces portes d'entrée du sommeil sont une des clés pour dormir court et efficace. Mais pour être à l'écoute de ce type de demande de son corps, il ne faut pas être parasité par un stress trop envahissant, d'où mes remarques du début. Enfin toutes les techniques qui permettent de déconnecter d'une réalité agressive, comme par exemple la sophrologie, le yoga, l'auto hypnose, le training autogène, etc... sont souvent très efficaces. Beaucoup ont des préparateurs mentaux pour les aider à trouver la meilleure technique pour devenir un dormeur de haut-niveau.

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